« La vie est faite de nombreuses séparations soudées ensemble. » || PV. Envol du Corbeau & Ruisseau de Rose

Sombrer. Ou se relever ? Lequel des deux est le plus aisé ? Lequel des deux est le meilleur parti ? Est-ce qu’il y a quelque chose de mal à se montrer triste, peiné, de la disparition de celle qui vous a mis au monde ? Est-ce qu’il y a quelque chose de mal à se laisser un peu aller ? Les larmes ne sont-elles pas parfois nécessaires ? Ne sont-elles pas capables de faire un peu de bien, là où il n’y a que de la souffrance ? Pourquoi faudrait-il sans cesse les retenir ? Sans cesse garder ce fichu masque ? Sans cesse devoir se montrer fort ? Pourquoi faudrait-il toujours être sous son meilleur jour ? Pourquoi faudrait-il toujours se montrer droit ? Pourquoi être toujours fort ? Pour qui surtout ? Est-ce qu’être faible n’est pas permis ? Y songer est-il déjà un aveu de faiblesse ? S’il daignait en parler. S’il daignait tenir un quelconque discours sur cela, pour sûr qu’il le porterait en ce sens. Ceux qui pleurent ne sont pas moins forts que les autres. Non. Ils ne sont pas plus faibles non plus. La différence ne se fait pas sur ce plan. Elle ne se pose d’ailleurs pas. Certains ne voient que leur propre tristesse, quitte à ne pas prêter trop attention aux autres. D’autres au contraire feront tout l’inverse, masqueront ce qu’ils ressentent, contiendront au maximum ce mal pour ne pas rajouter une once de peine supplémentaire. Et c’est ce parti-là que Griffe Rousse a pris. C’est ce choix qu’il a fait. Non pas pour lui. Non pas par fierté, il n’en a que faire de cette dernière. Non. Rien de tout cela. Pourquoi alors ? Pour qui plutôt... Pour elles, pour lui... Pour eux... Pour Museau Nuageux. Pour Envol du Corbeau. Pour Ruisseau de Rose également. C’est pour eux qu’il continue. C’est pour eux qu’il garde cette tête haute, ce sang-froid, ces larmes pour lui.

L’aube était loin. Le zénith ne tarderait pas à pointer le bout de son museau. Comme depuis de nombreuses et innombrables journées, Griffe Rousse était sorti bien avant le soleil de la Tanière des Guerriers. Les ronflements de ses camarades pendant que lui peinait à trouver le sommeil lui faisait vibrer les tympans, lui donnant un mal de crâne incessant. Depuis qu’elle était partie, les nuits étaient longues. Les insomnies étaient nombreuses et les seules fois où il tombait mort de sommeil, des cauchemars venaient le torturer. Il la revoyait. Il la revoyait sombrer. Il la revoyait perdre ses poils. Il la revoyait décliner. Et s’il semblait courageux d’apparence, s’il ne manquait généralement pas de cette valeur, le masochisme ne faisant pas partie de son être, il mettait rapidement un terme ces songes noirs en ouvrant les yeux. Et s’il accumulait les heures de sommeil perdues, il se donnait toujours autant pour son Clan, plus que jamais à vrai dire. Il ne refusait pas une patrouille, pas une occasion de partir à la chasse pour raviver le tas de gibier. Ce matin-là n’avait pas échappé à la règle, Ruisseau de Rose l’avait invité à prendre part à une patrouille de frontières. Les marquages y avaient été rafraîchis, aucune trace d’un quelconque rival n’y était apparue entre temps. Et si le premier combat du Clan du Vent était de se battre contre cette foutue maladie, Griffe Rousse n’aurait pas laissé le moins traître franchir les limites invisibles de ses terres. Alors qu’il s’était perdu un instant en contemplation de tout un petit monde s’agitant sous ses mirettes bleutées, couché dans un coin du Camp, le rouquin se redressa, l’envie d’un peu de bonne compagnie. Croisant le pelage écaille de tortue de sa sœur de sang, il s’en approcha, toucha sa joue du bout du museau et laissa entrevoir d’une voix motivante :

« Hey, tu m’accompagnes chasser dans les Landes ? Je compte inviter Ruisseau de Rose à nous rejoindre. Allez princesse, lève ce joli séant. »

Et sans franchement attendre de réponse de sa part, après avoir laissé un large sourire barrer son visage sur ses derniers mots, il fit rouler sa queue en direction de l’entrée du Camp, donnant ainsi le point de rendez-vous alors qu’il tournait déjà les talons. Un regard circulaire sur le reste de la clairière, il repéra bien vite le corps svelte et le poil tricolore de la Lieutenante. Et prenant le même rituel, le petit coup du museau en moins, le rouquin offrit un semblant de même parole à la Lieutenante :

« Ruisseau de Rose ! Une petite sortie avec Envol de Corbeau et le plus vil de tes frères t’intéresse ? On pourrait en profiter pour s’attraper deux ou trois lapins, le tas de gibier aurait bien besoin d’être regarni. »

C'était dur ces derniers temps, depuis… Depuis sa mort. Envol de Corbeau tentait toujours de faire bonne figure, travailler le plus possible pour le clan, d'abord pour cacher sa tristesse mais aussi pour rattraper ses erreurs tel que sa relation avec Foudre, son embrouille avec sa demi-sœur… Depuis qu'elles avaient parlé, la chatte écaille se sentait mieux mais ne pouvait s'empêcher de se tuer à la tache. Peut-être qu'une fois la tristesse atténuée elle pourrait enfin se reposer? Dans tous les cas, se donner autant pour le clan, pour sa famille, lui permettait de tenir le coup, d'exiler ses remords, et surement qu'un jour elle reprendrait une vie normale. Peut-être arriverait elle à voir en Nuage de Silex autre chose que Plume de Sauge? Peut-être qu'elle pourrait enfin se rapprocher à nouveau de ses frères car même si elle avait renouer des liens avec eux lors de sa dispute avec Ruisseau de Rose, le décès de leur mère l'avait à nouveau éloignée d'eux. Elle se sentait comme… Une solitaire, qui ne se lier d'amitié avec personne, qui ne faisait que s'occuper d'elle. C'était peut-être quelque chose d'essentiel après tout pour faire le deuil que de passer par une phase de solitude?

Elle s'était assise quelques minutes, elle revenait d'une petite balade qui était presque quotidienne et où elle se recentrer sur elle, ses émotions, ses sensations.
Il était agréable d'avoir un peu de répit mais elle sentait que la procrastination était mauvaise, elle devait se racheter, ses taches quotidiennes lui permettaient une rédemption. Elle se disait qu'il fallait qu'elle aille chasser pour se rendre utile. Il fallait qu'elle y aille mais… Seule? C'était assez difficile d'attraper les jeunes lapins vifs sans aide et heureusement cette aide arriva bien vite. En effet il s'agissait de Griffe Rousse, son frère, qui s'approcha d'elle pour lui faire une proposition. Avec un petit coup de museau il miaula à l'intention de la minette assise :

"Hey, tu m’accompagnes chasser dans les Landes ? Je compte inviter Ruisseau de Rose à nous rejoindre. Allez princesse, lève ce joli séant"

Sa voix était enjouée, peut-être même surjouée. Envol de Corbeau n'était pas bête et savait que son frère était au moins troublé par la disparition de Plume de Sauge. Cependant cela faisait du bien de voir quelqu'un qui n'était pas accablé par ce maudit Mal Rouge. Elle n'osa donc pas lancer le sujet et n'en n'eut même pas le temps à vrai dire car le rouquin s'élança vers la lieutenante qui se trouvait non loin. Envol de Corbeau s'empressa donc de se lever et de les rejoindre. Lorsqu'elle arriva elle put entendre la fin de la phrase de Griffe Rousse :

"Ruisseau de Rose ! Une petite sortie avec Envol de Corbeau et le plus vil de tes frères t’intéresse ? On pourrait en profiter pour s’attraper deux ou trois lapins, le tas de gibier aurait bien besoin d’être regarni."

Peut-être cette mort permettrait à Ruisseau de Rose et ses demi-frères d'enfin nouer une relation positive? Peut-être fallait-il qu'Envol du Corbeau tente de rester positive pour que cela aille mieux?

« Ruisseau de Rose! »

Les oreilles de la lieutenante tricolore se dressèrent à l'appel de son nom. Elle cessa de discuter avec la patrouille de Perce-Neige qui venait à peine de rentrer au camp et tourna la tête vers le guerrier blanc et roux qui se dirigeait vers elle. Griffe Rousse s'arrêta à environ une longueur de queue de sa sœur adoptive et miaula:

« Une petite sortie avec Envol de Corbeau et le plus vil de tes frères t'intéresses? On pourrait en profiter pour s'attraper deux ou trois lapins, le tas de gibiers aurait bien besoin d'être regarni. »

Le plus vil de ses frères. Ruisseau de Rose trouva la remarque assez amusante, mais elle ne dit rien. Elle s'attarda plutôt à la proposition du guerrier qu'elle trouvait fort intéressante. La lieutenante tricolore avait prévue envoyer des patrouilles de chasse dans la lande en après-midi, mais elle avait encore oublié de s'attribuer à l'une ou l'autre.
Ruisseau de Rose fit signe de la queue à Perce-Neige et sa patrouille de disposer, puis elle porta toute son attention sur Griffe Rousse.

« J'ai déjà formé les patrouilles de chasse pour cet après-midi, mais elles ne partiront pas avant quelques heures, alors on a juste assez de temps pour y aller et attraper deux ou trois lapins avant leur départ. »

Ruisseau de Rose se donna un bref coup de langue sur le poitrail avant de trottiner rejoindre Envol de Corbeau près du tunnel d'ajoncs. Elle la salua d'un signe de tête, puis vint lécher amicalement l'épaule de sa sœur en guise de bonjour. Puis elle se tourna de nouveau vers le guerrier blanc et roux et demanda:

« Griffe Rousse, tu nous guides vers notre terrain de chasse? »

Est-ce que l’une ou l’autre lui dirait non ? Est-ce que la question se posait seulement ? Avec un entrain et un sourire pareil pour l’une et pour l’autre, avaient-elles le droit de lui refuser cette partie de chasse ? Bon, en ayant bel et bien les pattes sur Terre, être leur frère à toutes les deux ne lui donnait pas leur accord taciturne pour tout. D’autant plus que Ruisseau de Rose était sa supérieure hiérarchiquement parlant et que c’était normalement à elle d’organiser à son gré les patrouilles de chasse. Il avait choisi d’aller trouver Envol du Corbeau avant parce qu’il pensait pertinemment qu’elle serait la plus facile à convaincre dans cette histoire. Depuis que Plume de Sauge avait été emporté par le Mal Rouge, la femelle s’était beaucoup rapprochée de ses deux frères dont il faisait intrinsèquement parti. D’ailleurs, il ne lui avait pas franchement laissé le choix, la question avait été là pour la forme, pour le reste, il ne lui avait même pas laissé un droit de réponse qu’il avait filé chercher Ruisseau de Rose. Il avait volé son attention à Perce-Neige qui devait certainement lui conter ce qui s’était passé durant la patrouille qu’elle avait dirigé. Pas peu fier d’avoir ainsi réussi son coup, le rouquin ne s’était pas démonté quand il avait demandé son accord. Il s’était même accordé une petite touche d’humour. Le plus vil. À s’entendre le prononcer, le rictus sur son visage s’élargit même. Donnant d’abord un droit de réponse à l’aînée blanche, Griffe Rousse observa Ruisseau de Rose la congédier pour porter toute son attention. Ravi de son coup sans pour autant en faire l’affront à Perce-Neige, il écouta d’une oreille attentive les dits de la tricolore. Et comme il aurait pu le souhaiter, la réponse fut également positive du côté de la Lieutenante. Envol du Corbeau n’avait pas eu de mal à le talonner, allant rejoindre l’entrée du Camp à avoir certainement entendu le retour de l’autre femelle. Ces deux-là s’étaient réconfortés et tant mieux. Le Clan du Vent n’avait pas besoin en plus de broutilles et de déchirements entre ses membres, tous devaient se concentrer pour tenir au mieux contre ce mal qui rongeait la forêt entière.

Ne se laissant aucunement surprendre par la réponse positive de la tricolore, ni même par la précipitation dans laquelle elle s’empressa de rejoindre Envol du Corbeau, Griffe Rousse les rejoignit en quelques enjambées, brisant la distance bien rapidement. Surpris de se voir laisser la tête de la patrouille, le Guerrier haussa rapidement les épaules et ne se laissa guère décontenancer plus d’une seconde ou deux. Hochant la tête pour faire comprendre que c’était entendu, il jeta un dernier regard sur les deux femelles tour à tour avant de s’engouffrer dans le tunnel d’ajonc. Une fois dehors, il ne se laissa pas l’ombre d’un doute sur le choix du terrain de chasse. Les landes étaient suffisamment vastes pour trouver de quoi festoyer. Enfin, avant de penser à se remplir la panse, il faut déjà penser à attraper quelque chose, laissa planer une petite voix dans la caboche du Guerrier. Un sourire hypocrite devenu naturel sur le faciès, Griffe Rousse laissa ses pattes allonger les foulées et choisir le meilleur itinéraire. Et aussi incroyable que celui puisse paraître, lui qui n’avait pourtant pas spécialement d’affect pour les initiatives et pour donner des ordres, il n’eut aucun mal à les guider sur les terres qu’il connaissait si bien. Comme si le chemin qu’il suivait était celui qui devait être suivi à chaque fois, il ne bifurqua ou n’hésita à aucun moment. Il profita pleinement de ce silence qui savait régner dans ce grand espace découvert. Il apprécia la caresse du vent sur son pelage, l’accompagnant presque dans ses mouvements quand il trouvait une brise alliée. Il ne fit une brève halte qu’au moment où il jugea être suffisamment enfoncé sur les terres du Clan du Vent pour pouvoir y chasser paisiblement. Là, s’accordant une légère pause, il fit rouler sa queue comme pour signifier que la mission était accomplie. Et ne laissant pas franchement le temps à ses compagnes de chasse de reprendre leur souffle avant de se tourner pour leur adresser un regard souriant, il finit par lâcher sur un ton des plus naturels :

« Est-ce que l’endroit convient à ces dames ? Vous voulez vous y prendre comment ? »

Envol de Corbeau regarda sa sœur congédier Perce-Neige qui lui faisait son rapport, puis accepter la requête de Griffe Rousse. Ils allaient être réunis, ne manquait plus que Museau Nuageux qui était déjà parti du camp et qui n'avait donc pu être convié. Une petite réunion de famille... Cela n'était jamais arriver à vrai dire. En effet les mâles n'avaient que peu parler à Ruisseau de Rose au temps où leur mère était encore en vie. Envol de Corbeau aimait tant Plume de Sauge mais ne pouvait s'empêcher de lui en vouloir un peu d'avoir mis la tricolore de côté, allant jusqu'à interdire à ses chatons de la côtoyer.

La truffe de la lieutenant sur son épaule ramena Envol de Corbeau sur terre, dans le camp. Elle s'était perdue dans ses pensées et devait revenir dans le présent, c'est tout ce qui comptait désormais. La petite écaille de tortue cligna des yeux et regarda son frère et sa sœur, en attente qu'il se passe quelque chose. Elle avait coutume d'être assez silencieuse et le fait qu'elle ne savait pas ce qui avait été dit précédemment la conforta dans l'idée qu'il valait mieux ne rien dire.
Ruisseau de Rose se tourna vers le matou bicolore :

"Griffe Rousse, tu nous guides vers notre terrain de chasse?"

Sans aucun miaulement, seulement un hochement de tête, Griffe Rousse s'élança en direction de la sortie et les deux femelles le suivirent sans se laisser distancer. La petite fratrie traversa les territoires du Clan du Vent jusqu'au fond des landes, jusqu'à ce que le guerrier roux et blanc s'arrête enfin et leur demande si l'endroit était à leur gout.

" Est-ce que l’endroit convient à ces dames ? Vous voulez vous y prendre comment ?"

Envol de Corbeau hocha de la tête pour montrer son approbation en ce qui concernait le terrain mais préféra laisser Ruisseau de Rose établir un plan pour la chasse, si elle ne trouvait rien de valable peut-être la chatte écaille de tortue aurait quelques idées.

Ruisseau de Rose jeta un dernier regard à Envol de Corbeau avant de suivre Griffe Rousse sur le petit sentier rocailleux qui débouchait sur l’étendue verdoyante que les chats appelaient la lande. La lieutenante tricolore marcha juste derrière le guerrier roux, la chatte écaille-de-tortue sur les talons et sa queue tachetée dresser fièrement en panache. Ensembles, ils avancèrent à la queue leu leu, en silence et guettèrent la moindre trace de gibiers. À moins que ce ne soit que Ruisseau de Rose qui portait cette attention particulière à son environnement? Il va s’en dire que la lieutenante tricolore était très douée pour mener, mais beaucoup moins pour suivre. Elle s’arrêta net à un moment, pensant avoir entendue une proie près d’un bosquet, mais elle reprît rapidement le pas lorsqu’elle sentit le souffle chaud et humide d’Envol de Corbeau sur son arrière-train. Tout le reste du chemin, Ruisseau de Rose suivit Griffe Rousse, son esprit vagabondant de-ci de-là à la recherche de proies.

« Est-ce que l’endroit convient à ces dames? »

La voix de Griffe Rousse fît arrêter net Ruisseau de Rose qui manqua de se cogner contre lui. Elle observa un instant la lande, puis elle se dressa fièrement, visiblement comblée du choix de terrain de chasse du guerrier roux.

« Vous voulez vous y prendre comment? »

Ruisseau de Rose regarda tour à tour Envol de Corbeau et Griffe Rousse, voulant voir si l’un d’eux avait une idée, mais voyant que personne n’osait se prononcer sur la question, la lieutenante tricolore proposa:

« Deux d’entre nous pourraient courser un lapin et le rabattre vers le troisième qui serait caché et s’occuperait de l’achever. Les lapins ont beaux être rapides, mais nous avons le nombre et l’intelligence, n’est-ce pas? »

Le trajet s'était finalement déroulé sans heurt, ni rencontre. Comme si les Landes étaient tout bonnement désertes, aucune âme n'avait daigné se frayer un chemin là où les trois félins avaient mis les pattes. Du moins, aucun n'avait explicitement démontré sa présence en ayant l'audace de pointer le bout de son museau. Et c'était peut-être mieux ainsi. Que serait la chasse si les proies tombaient seules dans les pattes des prédateurs ? Elle perdrait tout de sa superbe. Elle serait reléguée à un exercice commun, accessible de tous, même des plus inexpérimentés et des plus fainéants. Non. Décidément, c'était bien mieux ainsi. La nature avait suffisamment bien fait les choses pour réaliser sa sélection. Ainsi, avec ses lois, les plus forts perduraient et parvenaient à donner naissance à la génération future. Quant aux plus faibles ? Ils finissaient par s'éteindre. Cela pouvait apparaître comme triste ou même injuste aux yeux de certains, mais rien n'était moins vrais et légitimes que ces dogmes qui régissaient la vie et la mort au Cerfblanc et sur la Terre entière depuis des lunes et des lunes. Cette forêt, ces marécages, cette rivière, ces landes, tous ces territoires avaient vus des générations et des générations de félins passées. Certaines devaient être bien glorieuses, d'autres un peu moins. Les aléas font parfois de drôle de mélanges et donnent de drôles de résultats. Bien sûr que les forts finissent un jour faible et par s'éteindre. L'inverse peu également avoir lieu. Combien de chats qui ne paraissaient guère braves ont fini par prouver aux leurs qu'ils en valaient la peine et qu'ils savaient se démener quand il le fallait ? Combien avaient réussi à faire leur preuve et à se faire finalement une place dans l'histoire ? Quelques-uns. Et c'étaient peut-être ces noms-là que l'on retenait au détriment de ceux qui étaient nés déjà forts et valeureux. Nul doute qu'une fois les chats passés, la nature reprenait vie, les proies ressortaient de leur cachette et retournaient à leurs diverses occupations respectives, reluisantes pour certaines, moins pour d'autres. 

La question à peine échappée de sa gueule, Griffe Rousse lorgna tour à tour les deux femelles, en quête d'une réponse. Envol du Corbeau fut la première à approuver ce qui semblait être le choix du terrain de chasse du rouquin. Pour autant, elle se déchaussa facilement de la responsabilité du choix de la stratégie. Intérieurement, le Guerrier sourit. Reportant alors son attention sur la Lieutenante, le rouquin ne fut pas surpris de l'entendre prendre la parole. Il fallait bien que l'une ou l'autre se décide. Et c'était peut-être là plus dans l'habitude de Ruisseau de Rose de diriger et de dicter plutôt que dans celle d'Envol du Corbeau. Après tout, l'une était Lieutenante et l'autre pas. Un sourire en coin, le rouquin tendit l'oreille lorsque la tricolore donna son idée. Se séparer. Deux qui se chargeraient de lever le gibier et de le rabattre sur un troisième qui attendrait tapi dans l'ombre, n'ayant alors qu'à cueillir les animaux apeurés et croyant en leur chance de fuite. Est-ce que le plan pouvait fonctionner ? Certainement. Cette méthode faisait déjà ses preuves chez les grands canidés, alors pourquoi pas avec des matous ? Il fallait juste trouver la bonne coordination et la bonne façon de faire, mais les trois y parviendraient bien. Ce ne serait pas la première partie de chasse qu'ils mèneraient en commun, même si les patrouilles se scindaient généralement pour finalement faire traque en solitaire. Griffe Rousse fit mine de réfléchir un instant, soutenant le regard des deux femelles. Comment se répartir les rôles maintenant ? Est-ce qu'il espérait vraiment faire parti des leveurs-rabatteurs ? Connaissant bien trop les deux Guerrières à qui il avait à faire, il abandonna bien vite cette idée saugrenue. Se faisant à l'idée qu'il allait devoir se terrer et attendre bêtement que les proies lui tombent dans la gueule, il émit un sourire en coin. D'une voix qu'il voulait, sérieuse aux premiers abords, il finit par laisser transparaître une pointe moqueuse, lui qui ne jurerait pourtant que rarement par-là :

« Je crois que je vais me faire reléguer au rang de réceptionniste. Allez, tâchez d'en ramener des bien gras ! »

Pendant quelques instants, tous se regardèrent sa rien dire, attendant celui qui parlerait en premier, puis Ruisseau de Rose brisa finalement le silence, proposant un plan de chasse plus qu'intéressant et ressemblant fort à celui auquel Envol de Corbeau pensait.

"Deux d’entre nous pourraient courser un lapin et le rabattre vers le troisième qui serait caché et s’occuperait de l’achever. Les lapins ont beaux être rapides, mais nous avons le nombre et l’intelligence, n’est-ce pas? "

La chatte tricolore avait raison, ils avaient beaucoup de choses de leur côté : le nombre, l'intelligence, la force. Dans tous les cas, ils pourraient bien en attraper quelques uns, même si ce n'était pas tous. Restait maintenant à savoir qui allait rabattre et qui allait attaquer. Envol de Corbeau pensait que sa vitesse serait plus utile pour rabattre les proies et Griffe Rousse sembla lire dans ses pensées puisqu'il se proposa finalement pour rester tapi dans l'ombre.

"Je crois que je vais me faire reléguer au rang de réceptionniste. Allez, tâchez d'en ramener des bien gras !"

L'expression qu'utilisa son frère fit rire Envol de Corbeau. Elle ne se cacha pas et exprima sa joie. Qu'il était bon de rire, qu'il était bon de ressentir quelque chose de positif en ces temps durs. Cette partie de chasse promettait de leur remontait à tous le moral.
Elle miaula enfin :

"Ca me va parfaitement. On se sépare pour mieux repérer la proie avant de se faire un signe de queue quand on trouve?"

Elle s'était tournée vers Ruisseau de Rose pour poser la question. Il fallait bien s'organiser pour être efficace. Ils échangèrent encore quelques informations tels que la position de Griffe Rousse etc, puis ils se séparèrent pour commencer enfin cette partie de chasse.

Ruisseau de Rose regarda tour à tour Envol de Corbeau et Griffe Rousse pour voir si l’un d’eux allait se proposer pour attendre sagement dans un bosquet que les deux autres rabattent une proie jusque dans ses pattes. Cependant, les trois chats restaient silencieux à se jeter des regards sous-entendus. Aucun d’eux ne semblait enclin à se dévouer, encore une fois. Toutefois, Griffe Rousse prît la parole, et ses mots soulagèrent la lieutenante tricolore. Le guerrier crème aux extrémités roux tigrés accepta le poste de récepteur. Ruisseau de Rose redressa fièrement la queue. Au même moment, Envol de Corbeau acquiesça et proposa de se séparer afin de débusquer une proie plus rapidement.

« C’est une excellente idée, Envol de Corbeau, mais attendons d’abord que Griffe Rousse soit en place. »

Ruisseau de Rose se tourna ensuite vers le guerrier crème aux extrémités tigrés roux.

« Cache-toi dans un bosquet ou derrière un rocher et fait nous signe quand tu seras prêt. Nous ferons de même lorsque nous approcherons de ta cachette pour que tu sautes et achève notre proie. Reste bien à l’affût. »

Une fois cela fait et la position de Griffe Rousse connue des deux chattes, Ruisseau de Rose et Envol de Corbeau se dirigèrent chacune de leur côté de la lande. Ruisseau de Rose grimpa sur une colline. De là-haut, elle pouvait voir une grande partie de la lande, ses proies et Envol de Corbeau qui s’éloignait. Ruisseau de Rose scruta l’étendue verte à la recherche de la fourrure brune et blanche charismatique des lapins. Rapidement, elle en débusqua tout un groupe. Ruisseau de Rose releva les yeux sur la lande, cherchant le pelage écaille-de-tortue d’Envol de Corbeau. Quand elle l’aperçu, Ruisseau de Rose tenta de lui faire savoir sa trouvaille, mais la guerrière lui tournait le dos.

Est-ce qu'il avait franchement réfléchi longtemps avant de prendre cette décision ? Est-ce qu'il avait ne serait-ce qu'une demie-seconde pesé son propre intérêt dans tout cela ? Sa propre envie de jouer le réceptionniste ? Ce que lui y gagnerait à rester terrer comme un lapin, à justement attendre que ce dernier lui soit envoyé dans la gueule ? Avait-il songé au fait que son activité n'avait que trop rien de reluisant par rapport à l'adrénaline que ressentiraient les deux rabatteuses ? Non. Pas une seule seconde. Ou peut-être un simple effleurement dans son esprit. Une caresse qu'il n'avait même pas sentie. Pour lui, peu importait s'il devait rester à ne pas bouger pendant des heures. Peu importe également s'il doit se contenter du « sale boulot » comme certain l’appellerait. Tant pis si la gloire et toute l'initiative de la chasse ne lui revenaient pas. Il n'en avait pas besoin. Il n'avait pas besoin de se sentir pour ainsi dire le responsable et le maître dans toutes les situations. Il était parfois bon de laisser le reste du monde faire. Parfois, laisser simplement les choses se faire n'avait pas que du négatif. Certains chats pouvaient en capter l'intérêt, d'autres non. Être sur le devant de la scène, être acteur principal, ce n'était pas toujours avoir le beau et surtout le bon rôle. Quelle importance si la technique était connue de tous. Quelle importance également si on rapportait qu'il n'avait que participé d'une manière aussi minime à la traque que celle-ci. Au moins, il aurait fait preuve de son abnégation naturelle et aurait laissé tout le devant de la scène à ses sœurs. Elles étaient bien plus chères à ses yeux que toute la gloire de ce monde. Et si certains pouvaient user d'un certain sarcasme pour masquer une pointe de déception, Griffe Rousse n'avait vu dans ses derniers mots qu'une plaisanterie sans arrière-pensée autre. Un sourire plaqué sur la gueule comme pour se donner l'air, le rouquin y laissa des vraies émotions lorsqu'il arracha ces quelques éclats de rires de la gueule d'Envol du Corbeau. Là était ce qu'il y avait le plus d'importance à ses mirettes. Et cela, il l'avait compris en y perdant un morceau... On dit souvent que l'on n'est conscient de ce que l'on avait que lorsqu'on le perd... Le Guerrier en mesurait les cruelles vérités. Le rouquin resta attentif aux deux minettes qui l'accompagnait, l'écaille-de-tortue finit par proposer une séparation de tout ce beau monde et la véritable mise en route de leur machination contre les quelques proies qui étaient tapies dans les environs. Proposition que Ruisseau de Rose s'empressa d'accepter, donnant toutefois comme directive d'attendre que le Guerrier soit tapi.

Hochant la tête aux paroles de la Lieutenante, Griffe Rousse lança un regard circulaire aux alentours comme pour capter la meilleure cachette possible. Autant faciliter la tâche aux deux femelles en ne se découvrant pas de trop aux yeux de tous. Après une seconde ou deux d'hésitation, le rouquin finit par trouver son affaire. Un rocher à quelques pas de là, trônait dans la lande, procurant abri et recoin où se dématérialiser de la vue des proies. Aussi silencieusement que possible, le matou coupa court la distance entre les deux filles et sa cachette. Une fois camouflé, il fit un dernier signe de la queue avant de littéralement se fondre dans le décor, se tapissant à même le sol, se rendant ainsi invisible aux yeux de tous. Commença alors l'attente. Moment qui pour n'importe qui pouvait être chargé d'étranges pensées, d'une envie subite de se mouvoir, d'un caprice de soudainement vouloir échanger les rôles, d'une convoitise sur l'action des autres... Pensées que le rouquin se garda d'ancrer dans son esprit, les balayant d'un revers de patte invisible. Concentré jusqu'aux bouts des pattes, il observait le petit monde autour. Du moins, ce qu'il était en mesure de capter ainsi tapi. Le museau en proie à la recherche et à la localisation plus ou moins exacte des proies ainsi que de ses deux compagnes de chasse, sa vue était nettement diminués dans ce cas de figure. Qui ne veut pas être vu, ne voit pas grand-chose non plus, concéda mentalement le Guerrier. Les secondes passées ainsi à renifler l'air, à tenter de capter les bruits aussi discrets soient-ils de ses frangines ainsi que l'éventuelle fuite bruyante d'une proie, s'allongèrent doucement. Tentant de se montrer patient, Griffe Rousse ne broncha pas, se focalisant uniquement sur sa respiration qu'il tentait de faire la plus discrète possible, ses membres se tétanisaient au fil du temps qui passait, ses muscles s'engourdissaient progressivement malgré la tension qui les gardait sous tension. Attendre. Encore un peu. Elles allaient bien finir par revenir. Il allait bien finir par jouer son rôle.

Suite à la proposition d'Envol de Corbeau sa sœur accepta avec une certaine joie non dissimulée, il fallait simplement attendre que Griffe Rousse se mette en place. Lorsqu'elle le vit s'éloigner, la chatte écaille ne put s'empêcher d'avoir un certain pincement au cœur. Peut-être ne voulait-il pas être rabatteur? Peut-être s'était-il dévoué car personne ne le faisait? Elle ne pouvait s'empêcher de voir sa course assombrit par la pensée que son frère, lui, ne pourrait courir et ressentir le vent dans ses poils. Elle chassa rapidement ces pensées cependant car il n'était plus leur de penser mais plutôt d'agir. Agir pour trouver une proie.
Elle s'en alla discrètement d'un côté tandis que sa demi-sœur, elle, montait sur un petit plateau surplombant la bande de terre où elle se trouvait. Elle fouina un peu avant d'enfin trouver une piste fraîche. Elle se fit encore plus discrète et descendit derrière des rochers. Il était là elle en était sûre, seulement elle n'était plus en vu de Ruisseau de Rose et dut donc se déplacer légèrement. Elle vit alors la minette tricolore s'agitait un peu et, avec grand regret abandonna assez vite sa proie : sa soeur était plus importante.
Lorsqu'elle arriva à son niveau elle ne fit pas attention à ce qui se passait autour et ne fut donc pas des plus discrète. Elle miaula à l'intention de la lieutenante :

"J'avais une piste ! Pourquoi n'es tu pas venue?"

Sa voix était à la fois excitée et très curieuse, interloquée. Que voulait-elle lui dire?

Spoiler:

Ruisseau de Rose fût soulagée de voir sa sœur émerger de derrière les rochers et se diriger vers elle. Ensembles, elles auraient définitivement davantage de chance d'attraper une proie, en plus avec ce groupe de lapins, que partout ailleurs dans la lande. Cependant, Envol de Corbeau marchait sans se soucier de son environnement, ni des proies qui pouvaient se trouver dans les parages, et Ruisseau de Rose n'eut point le temps de lui faire signe de rester furtive et silencieuse avant que la guerrière écaille de tortue ouvre la bouche pour parler.

« J'avais une piste! Pourquoi n'es-tu pas venue? »

Ruisseau de Rose se crispa. Envol de Corbeau avait miauler si fort que la lieutenante tricolore craignait qu'elle ait fait fuir le gibier. Elle se tourna alors vers la colline où les lapins gambadaient paisiblement un battement de cœur plus tôt et fût horrifié de les voir disparaître dans leurs terriers. Leur joli petite queue en pompon fût la dernière chose que vit la lieutenante tricolore de sa cible.

« Oh pour l'amour du Clan des Étoiles, tu ne peux pas faire un peu attention, Envol de Corbeau! Il y avait tout une garenne de lapins sur cette colline et à cause de toi, il n'y a plus l'ombre d'une proie maintenant! »

Ruisseau de Rose croisa le regard surpris de sa sœur et compris par son air vexé que sa réaction était exagéré, alors elle s'excusa aussitôt et proposa à la guerrière écaille de tortue de suivre plutôt sa piste.

« Mais bon, on ne peut plus rien y changer alors... et si on suivait plutôt ta piste? »

Se terrer. Voilà qui ne lui ressemblait pas franchement. Pourtant, il n'avait pas franchement le choix. Enfin, le choix, il l'avait eut. Et il l'avait fait. Par dépit peut-être, mais c'était un choix tout de même. Et comme toute prise de position et de décision, il fallait et il allait s'y tenir. Inutile de faire la tête brûlée maintenant et de vouloir subitement échanger les rôles. Il n'avait plus qu'à attendre. Il n'avait plus qu'à se faire violence pour ne pas broncher et ne pas bouger jusqu'à ce que ses deux sœurs reviennent avec les lapins providentiels. Et pendant que lui était là, parfaitement immobile, ne bougeant pas d'un poil, gagnant au fur et à mesure des secondes qui s'écoulaient les malheureux fourmillements de l'immobilité dans chacun de ses membres, elles devaient se délecter du choix du rouquin. Après tout, il leur devait bien ça. Il pouvait bien leur faire ce présent, ce ridicule et dérisoire sacrifice. Il s'était toujours montré plus ou moins protecteur à l'égard de ses deux frangines. Il est vrai que cela avait été plus flagrant avec Envol du Corbeau qui d'un point de vue biologique était sa seule et véritable fraternelle, mais s'était surtout devant l'attitude réprobatrice et la mine renfrognée de sa mère quand il esquissait la moindre approche ou tentative de rapprochement avec Ruisseau de Rose. Plume de Sauge n'avait pas été tendre avec la femelle tricolore qui n'était pas la sienne... Elle avait accepté de la nourrir puisqu'elle semblait sans mère. Elle avait accepté de la réchauffer et l'élever. Mais elle n'avait jamais voulu que cette petite étrangère se mêle à sa portée. C'est d'ailleurs peut-être pour cela qu'Envol du Corbeau avait tant tenu à se rapprocher de sa sœur d'adoption. Peut-être qu'à l'époque déjà, c'est l'interdit qui l'avait poussé à aller davantage vers la petite femelle tricolore. Après tout, les enfants aiment tester les limites, les pousser, voir ce qu'il y a derrière. Elles s'étaient finalement bien trouvé ces deux-là. Se fichant éperdument de ce que le reste du monde pouvait penser, se fichant du regard et des réprobations de Plume de Sauge, elles avaient tissés des vrais liens, une vraie connivence.

Et ce lien avait tenu un long moment. Elles avaient passé toute leur jeunesse collées serrées ensembles, comme Griffe Rousse avait pu le faire avec son frangin Museau Nuageux. C'était bien plus tard que les deux femelles s'étaient brouillées, pour une raison que Griffe Rousse ignorait et dont il se fichait éperdument. Du moins, si l'écaille-de-tortue ne voulait pas se confier, il n'y voyait aucunement l'intérêt de l'y contraindre. Il n'était pas de ce genre-là. Tirer les vers du museau, trop peu pour lui. Il était plutôt l'oreille attentive qui écoutait ce qu'on voulait bien lui confiait, l'épaule sur laquelle s'appuyer en cas de coup dur et l'esprit réconfortant qu'il essayait d'être au mieux pour remonter le moral. Et sans cette dispute, il ne se serait certainement pas tant rapproché d'elle. Il n'avait jamais été vraiment fusionnel avec la femelle au nom d'oiseau. Sans pour autant l'ignorer, il ne semblait, y avoir qu'un lien du sang et une sympathie à mesure entre eux. Maintenant, les liens étaient plus solides. Il fallait parfois que les choses s'enveniment d'un côté pour pouvoir se redorer sur un autre. Alors qu'il songeait à tout cela, à tout ce qui avait bien se passer et à la réconciliation toute fraîche entre les deux, il ne vit pas les secondes s'écouler. Il n'avait rien perdu d'un décor qui ne bougeait pas, d'une immobilité qu'il gardait encore et encore, dans l'attente d'un signe, d'un bruit sourd de courses, du moindre indice lui proposant de sortir de sa cachette pour jouer son bon rôle d'abatteur. Elles ? Elles devaient certainement bien plus s'amuser à lever les odeurs et à échafauder un plan pour les rabattre convenablement vers lui. Cela entretiendrait probablement encore davantage ce lien qui était si fort entre elles. Elles avaient du temps à rattraper après tout, des choses à se pardonner l'une et l'autre. Tout ne se ferait pas en une partie de chasse, mais ça y participerait certainement. Osant une œillade discrète au-dessus du rocher gris derrière il s'était embusqué, il ne trouva aucune des deux silhouettes. Il avait encore le temps de se languir.

L'arrivée bruyante d'Envol de Corbeau agaça profondément sa demi-soeur qui miaula d'une voix exaspérée :

" Oh pour l'amour du Clan des Étoiles, tu ne peux pas faire un peu attention, Envol de Corbeau! Il y avait tout une garenne de lapins sur cette colline et à cause de toi, il n'y a plus l'ombre d'une proie maintenant! "

Le petit sourire de la guerrière écaille se brisa et elle fronça le museau. Quelle réaction abusée. Elles allaient trouver autre chose à chasser et ce n'était pas sa faute si elle avait fait du bruit : elle ne pouvait pas deviner. Elle ne répondit rien, encore surprise de cette saute d'humeur. Il n'y avait rien à dire de toutes façons. Ruisseau de Rose s’adoucit un peu dans les paroles qui suivirent :

" Mais bon, on ne peut plus rien y changer alors... et si on suivait plutôt ta piste? "

La chatte écaille de tortue acquiesça et se détendit un peu. Ruisseau de Rose avait fait un pas vers elle et Envol de Corbeau devait le prendre en compte. Ce n'était pas des excuses claires mais c'était cependant une manière de se "réconcilier".
La coureuse fit donc un geste de la queue qui invitait la lieutenante à la suivre et les deux minettes retournèrent là d'où était venue la chatte aux yeux vert d'eau.

"Tu sens? Il me semble qu'il y a un lapin non loin de là. Il est peut-être un membre du groupe que tu as trouvé?"

Il était temps que les sœurs commencent à rabattre une proie vers leur frère car en effet Griffe Rousse allait finir par s'inquiéter ou s'ennuyer de ne pas les voir arriver et sortir de sa cachette, ce qui pourrait mener à un échec de la fratrie. Une légère tension commençait à monter dans l'esprit d'Envol de Corbeau.

Ruisseau de Rose suivit volontiers Envol de Corbeau. Elles ne devaient pas se disputer si elles voulaient réussir à attraper une proie, en l’occurrence, un lapin. Elles devaient s’unir, travailler ensembles et ne pas oublier Griffe Rousse qui se cachait plus loin, attendant patiemment leur retour pour achever leur cible d’un puissant coup de crocs. Toutefois, Ruisseau de Rose avait oublié un bref instant qu’elle ne chassait pas seule et qu’au lieu de compter sur elle-même, elle pouvait reposer sur Envol de Corbeau et Griffe Rousse. Ruisseau de Rose balaya ses incertitudes du revers de la queue, puis elle reporta toute son attention sur Envol de Corbeau qui miaula:

« Tu sens? Il me semble qu’il y a un lapin non loin de là. Il est peut-être un membre du groupe que tu as trouvé? »

Ruisseau de Rose leva le museau, la gueule entrouverte pour mieux sentir les différents parfums qui flottaient dans le vent. Envol de Corbeau avait raison! Sous l’odeur de la bruyère et des fleurs sauvages, on pouvait facilement distinguer la présence de lapins. Cependant, il semblait se trouver sous terres, sauf un.

« Ce doit être un guetteur. Tu sais, celui qui surveille et avertit le groupe au moindre signe de danger? Pour le rabattre vers Griffe Rousse, il faudra le couper du reste de son groupe et l’empêcher de regagner son trou. »

Il était dur pour les deux sœurs de ne pas se disputer car elles avaient toutes les deux un assez fort caractère. Leur lien fort ne rendait que les embrouilles plus blessantes. Heureusement elles arrivèrent à passer au dessus et Ruisseau de Rose répondit à sa demi-soeur :

"Ce doit être un guetteur. Tu sais, celui qui surveille et avertit le groupe au moindre signe de danger? Pour le rabattre vers Griffe Rousse, il faudra le couper du reste de son groupe et l’empêcher de regagner son trou."

Envol de Corbeau pencha la tête de côté pour y réfléchir. Elles devaient établir un plan ensemble pour l'éloigner. Envol de Corbeau avait une idée mais ne savait pas si elle serait vraiment bonne. Les deux chattes auraient pu prendre le lapin légèrement en tenaille depuis le côté où le terrier s'enfonçait. Ainsi elles pousseraient le lapin à sortir un peu de son trou et s'éloigner de peur surtout avec deux chats aux trousses. Ensuite les deux chasseuses n'auraient plus qu'à rester toutes deux sur les flancs du lapin pour éviter qu'il ne bifurque et leur échappe, le temps qu'elles arrivent jusqu'à Griffe Rousse.
La guerrière écaille expose son plan à Ruisseau de Rose pour avoir son avis. Qui ne tente rien n'a rien comme on dit.

Ruisseau de Rose observait Envol de Corbeau, son regard bleu acier poser sur le museau bringé de la guerrière écaille de tortue, ses oreilles dressées en attente d'une réponse. Envol de Corbeau ne mit pas longtemps à réfléchir sur la question et ouvrit la gueule pour se prononcer sur le sujet. Elle proposa à Ruisseau de Rose de le prendre légèrement en tenaille depuis le côté où le terrier s'enfonçait et ainsi pousser le lapin à sortir de son trou pour l'éloigner des siens. Ensuite, elles n'auraient plus qu'à rester toutes les deux sur les flancs du lapin afin d'éviter qu'il ne bifurque et leur échappe, le temps qu'elles arrivent jusqu'à la cachette de Griffe Rousse. Ruisseau de Rose acquiesça d'un hochement de tête silencieux. Elle adorait ce plan et avait vraiment hâte de le mettre à exécution car ses pattes la démangeaient énormément; elle voulait ressentir toute l'adrénaline de la course-poursuite et le vent dans son long pelage duveteux. Alors, Ruisseau de Rose fit un bref signe de la tête vers Envol de Corbeau, lui indiquant que la guerrière écaille de tortue pouvait prendre le commandement de cette partie de chasse. La lieutenante tricolore attendait donc le signal pour avancer.

Ruisseau de Rose approuva le plan d'Envol de Corbeau et lui indiqua qu'elle pouvait prendre la tête de cette chasse. La guerrière acquiesça comme satisfaite de la tournure de la situation. Elle aimait bien pouvoir prendre ses décisions et faire les choses comme elle voulait. Elle s'approcha donc de leur proie discrètement et se positionna en mode chasse. Elle ferma les yeux, souffla. Elle regarda ensuite sa demi sœur. Elle attendit qu'elle soit prête elle aussi. Enfin le moment arriva : ce moment de liberté, ce moment où on pouvait enfin tout oublier et ne penser à rien. Elle inspira un grand coup et fit un geste de la queue quelques secondes avant de s'élancer en bondissant vers le lapin.
Lorsqu'il les vit, il bondit dans la direction opposé et tomba ainsi dans le piège. Le pelage ecaille de tortue d'Envol de Corbeau se gonfla sous l'effet de l'air tandis qu'elle poursuivait le lapin sur le flanc gauche. Elles devaient, elle et Ruisseau de Rose, désormais l'amener vers leur frère Griffe Rousse.

Ruisseau de Rose laissa Envol de Corbeau prendre les devants. Elle regarda sa sœur adoptive prendre place face au vent et au lapin qui leur tournait le dos avant de la rejoindre à pas feutrés et l'imiter. Il ne manquait plus que le signal du départ. Envol de Corbeau fit un geste de la queue, annonçant enfin le début de la chasse et les deux guerrières bondirent en direction de leur proie. Le lapin se redressa sur ses pattes arrières, les oreilles dressés, puis il détala rapidement vers son terrier. Mais Ruisseau de Rose poussa de toutes ses forces sur ses pattes et elle réussit à lui bloquer le chemin. Le lapin fit maladroitement demi-tour et bifurqua auprès d'Envol de Corbeau qui le força à se diriger vers la cachette de Griffe Rousse. Ruisseau de Rose rattrapa sa sœur sans difficultés et s'assura que le lapin ne quitte pas la trajectoire, le poussant vers Envol de Corbeau qui le poussait vers Ruisseau de Rose à son tour, et vice-versa. Rapidement, le bosquet dans lequel se cachait Griffe Rousse apparut enfin devant les deux guerrières et Ruisseau de Rose lâcha un miaulement afin de prévenir le guerrier blanc et roux de leur arrivée imminente. Elle espérait qu'il soit prêt à bondir et achever le lapin car ses pattes commençaient à faiblir.

Planqué. Rester immobile. Ne pas bouger. Ne pas faire de bruit. Ne pas faire de remous. Est-ce qu'il avait vraiment fait le bon choix en acceptant ce rôle ? Il lui semblait que oui. Il lui semblait que personne d'autre ne voulait se voir affligé de celui-là. Pas Envol du Corbeau. Pas Ruisseau de Rose. Les deux femelles préféraient grandement être dans l'action. Et ce même si le plan de chasse venait de l'une d'elle. Pourtant, il n'en voulait à aucune d'elle. Il savait qu'il avait fait le bon choix en les laissant toutes les deux aller en quête des lapins qu'il cueillerait à leur arrivée sur lui. Enfin, s'ils finissaient par arriver. Les secondes s'écoulaient dans une lenteur effrayante quand on était censé être caché. Le Guerrier pouvait les compter une à une. Il aurait probablement pu tenir le compte exact s'il n'avait pas été agacé de le faire au bout d'une poignée de minutes. Ayant tout le loisir de songer à des choses et d'autres, le rouquin se demanda bien ce que les deux faisaient. Est-ce qu'elles avaient réussi à se mettre d'accord ? Est-ce qu'elles avaient fait le repérage nécessaire ? Est-ce qu'elles allaient s'en tenir au plan ? Est-ce qu'elles avaient trouvé des lapins ? Ce n'était pas ce qui manquait dans la Lande, mais parfois, ces petites bêtes se cachaient un peu plus loin que prévu. Beaucoup de questions se bousculaient dans l'esprit du rouquin. C'est la seule partie de son être qui trouvait une forme d'agitation et d'activité. Cinq minutes s'étaient à présent écoulées depuis qu'il était planqué-là. C'était tellement peu et tellement long à la fois. Lui qui ne se pensait pas impatient se trouva en peine face à l'attente. Il n'était pas différent des autres. Bientôt, des fourmillements vinrent s'ajouter à l'impatience émotionnelle. Le prenant du bout des pattes et remontant presque jusqu'à ses épaules, il bougonna intérieurement et tenta de ne pas trop gesticuler. Ne pas attirer l'attention sur lui et pourtant se tenir prêt.

Il attendait le signal. Est-ce qu'il serait audible ? Est-ce qu'il serait visuel ? Le rouquin n'en savait rien. Il aurait fallu qu'il discute de ce point de détail avant de partir se cacher derrière ce bosquet. Mais les choses étaient ainsi faites. Il était certain que ses sœurs le préviendraient adéquatement en temps et en heure. Il ne laisserait pas filer le lapin. Il en était certain. Et bientôt, sa patience subtile, fut récompensée. Venant mettre fin à son inactivité de longue haleine. Mettant un point final à cette attente synonyme de torture, des bruits de pas se firent entendre à ses oreilles attentives. Pointées vers l'avant, au aguet du bruit, il comprit qu'une course poursuite se jouait juste devant. De là à être certain qu'il s’agissait bien d'Envol du Corbeau et de Ruisseau de Rose, il n'y aurait pas mis sa patte à couper. Se tenant prêt tout en gardant une pointe de réserve, il redonna un peu de contenance à ses muscles en changeant subtilement de position, prêt à bondir. Un signal. Il ne lui manquait plus que ça. Et c'est finalement ce qui lui fut donner. Sous la forme d'un miaulement qu'il savait dirigé à son encontre, qu'il devinait émaner de Ruisseau de Rose, il se tint plus que jamais prêt. Et lorsqu’enfin le bruit de pas furent suffisamment proches à son goût, il sortit du couvert de sa cachette, tombant museau à museau avec le lapin effrayé. Talonnée par les deux Guerrières, la pauvre bête devait déjà entrevoir l'issue qui l'attendait et pourtant, le coup mortel serait apporté par un autre que ces deux-là. Ne laissant pas de place au doute, à la pitié ou à une quelconque marge d'erreur, le Guerrier sauta sur le dos de l'animal, logea ses crocs dans sa nuque, retirant ainsi instantanément toute trace de vie et de lutte. Remerciant le Clan des Étoiles en une prière silencieuse devenue rituelle, Griffe Rousse adressa finalement un regard tour à tour à l'une et l'autre des femelles :

« Parfait tout ça ! La tâche n'a pas été trop rude ? »

Les guerrières arrivèrent bien vite au bosquet où se trouvait tapi dans l'ombre leur frère. La course avait paru si courte, pourtant Envol de Corbeau ne relâcha pas le rythme, comme si elle voulait poursuivre ainsi pendant des centaines et des centaines de queues de renard. La course avait quelque chose de grisant, d'excitant et la guerrière écaille le sentait dans tout son corps tandis que le vent glissait contre ses poils.

Alors qu'elle s'approchait de Griffe Rousse, Ruisseau de Rose émit un miaulement fort et distinct pour que le rouquin ne manque pas la proie. Dans peu de temps ce lapin ne serait plus qu'un festin pour le clan du vent. Bien sûr il en faudrait beaucoup plus pour les nourrir mais en cette belle saison moult félins étaient allés chassé. Alors qu'il ne restait que quelques queue de renard à peine. Griffe Rousse sortit de son buisson et se retrouva nez à nez avec le lapin qui était terrifié et pourtant quelque peu résigné. Le guerrier s'occupa d'adresser le coup fatal à leur gibier et Envol de Corbeau eut une pensée positive pour ce lapin qui les nourrirait lorsque le soleil déclinerait.

" Parfait tout ça ! La tâche n'a pas été trop rude ? "

Envol de Corbeau sursauta, elle était parti dans ses pensées mais elle prit la parole cependant assez vite :

"Ça va, on s'en est plutôt bien sorti. Le pistage a été moins réussi que la course cependant."

Elle offrit un sourire à son frère et laissa Ruisseau de Rose s'exprimait sur son ressenti.

Ruisseau de Rose et Envol de Corbeau rabattaient le lapin en direction du bosquet dans lequel se cachait Griffe Rousse, attendant patiemment que la proie passe à proximité pour lui bondir dessus. Les foulées de Ruisseau de Rose faiblissaient. Ses pattes la faisaient atrocement souffrir, mais la pire douleur restait celle qui lui nouait le ventre. Le souffle court, Ruisseau de Rose commençait à ralentir, bien avant le bosquet. Elle n’en pouvait plus de cette crampe abdominale. Ruisseau de Rose s’arrêta un instant pour reprendre son souffle, puis elle leva les yeux juste à temps pour voir Griffe Rousse bloquer le chemin du lapin et le mordre d’un coup sec à la nuque. Elle fut soulagée que son état lamentable n’ait pas compromis la chasse et elle les rejoignit en boitillant bêtement.

« Parfait tout ça! » miaula Griffe Rousse. « La tâche n’a pas été trop rude? »

Ruisseau de Rose n’avait qu’une seule envie; de se laisser choir au sol, mais devant ses camarades de Clan c’était impossible sans les alarmer. De plus, ils n’étaient pas seulement ses camarades mais aussi les chats avec qui elle avait grandi.

« Ça va, on s'en est plutôt bien sorti. » répondit Envol de Corbeau. « Le pistage a été moins réussi que la course cependant. »

Parle pour toi, pensa Ruisseau de Rose en jetant un regard désinvolte à Envol de Corbeau. Tu es un véritable lapin de course!

« C’était... plutôt pas mal... en effet... » haleta Ruisseau de Rose.

Une nouvelle crampe abdominale la saisit et elle essaya du mieux qu’elle put de contenir sa souffrance, mais une légère grimace se dessina sur son museau.

Attraper ce lapin avait été d'une facilité déconcertante. Il lui avait suffi de se montrer patient et d'attendre qu'on le lui mette directement entre les pattes, ou presque. N'étant que le dernier rouage de la machine, il était probablement celui qui avait le moins de mérite dans cette traque et pourtant, c'était à lui que la tâche de donner le coup de grâce avait été donné. Leur plan avait fonctionné. Le plan de Ruisseau de Rose avait fonctionné. Il était classique, mais, pour autant, il contrastait énormément avec la façon de faire habituelle des félins du Clan du Vent. Généralement, les chasseurs ne prenaient pas franchement la peine de travailler en équipe. Les patrouilles de chasse étaient formées pour amener une certaine forme de cohésion et pour que chaque petit groupe tente de trouver de quoi manger sur une partie définie du territoire. Une fois à cet endroit défini, les félins se séparaient généralement pour faire une chasse individuelle. Chacun suivait une direction, devait trouver une piste, la remonter et tenter d'attraper la proie qu'il y avait au bout. Il n'y avait généralement pas franchement de plan et pas réellement d'entraide comme cela avait été le cas aujourd'hui. D'un point de vue technique, l'une et l'autre des options avaient ses avantages et ses inconvénients. Séparés, ils auraient probablement eu trois fois plus de chance de trouver une proie chacun. D'un autre côté, la probabilité d'attraper la proie aurait été certainement un peu moins forte. Quand on chassait en solitaire, tout se jouait sur les propres capacités du chasseur. Toute la responsabilité retombait automatiquement sur ses épaules, ses déplacements, son souffle, le moindre fait et geste, tout devait être méticuleusement calculé pour arriver à la finalité que tous souhaitait atteindre : attraper la proie. Dans le cas d'un travail d'équipe, les responsabilités semblaient davantage réparties, tout comme les tâches. Néanmoins, un obstacle de tailler restait de mise : la bonne entente et la bonne coordination. Parfois, il était simple de se mettre en accord, parfois, les choses se trouvaient nettement plus délicates en ce sens. À priori, les deux sœurs avaient réussi aujourd'hui.

Content de pouvoir enfin sortir de sa cachette et de faire autre chose qu'attendre, Griffe Rousse profita de sa liberté retrouvée pour se dégourdir un peu les pattes. Interrogeant tour à tour Envol du Corbeau et Ruisseau de Rose sur leur ressenti, le Guerrier cherchait également à savoir si ces deux-là s'étaient vraiment retrouvées. Après tout, cet exercice s'y prêtait plutôt bien. Et même si l'attente avait semblé être une éternité pour le roux, peut-être que les choses avaient facilement coulées du côté des deux femelles. Ou peut-être qu'au contraire, elles avaient fait fassent à d'autres petits soucis d'organisation ou de communication. Et en laissant ce sourire étirer ses babines, Griffe Rousse laissait planer l'idée que tout allait bien et au mieux pour lui, ne projetant toute son attention qu'à l'égard des autres, comme il l'avait toujours fait. Refusant de regarder ses propres problèmes, il préférait de loin s'intéresser et tenter de résoudre ceux des autres. Rapidement, il eut la réponse d'Envol du Corbeau. Sa sœur laissa ainsi planer l'idée que le relevage semblait avoir été plus compliqué que le reste. Captant son sourire, le rouquin ne put s'empêcher de la trouver radieuse et en forme. Et cette impression fut d'autant plus renforcée lorsqu'il prêta, juste après, une attention toute particulière à Ruisseau de Rose. La femelle semblait avoir eu plus de peine dans la course-poursuite, le souffle plus court que sa sœur et prenant plus de temps pour les rejoindre. Le souffle court, Griffe Rousse eut l'impression que la femelle tricolore avait parcouru une distance deux fois plus grande que sa camarade. Pourquoi semblait-elle si fatiguée alors qu'Envol du Corbeau n'avait aucune peine à reprendre son souffle ? Est-ce qu'elles s'étaient séparées à un moment ? Est-ce que Ruisseau de Rose avait dû combler une plus grande distance ? Les questions taraudèrent l'esprit du Guerrier, bien que sa préoccupation première soit portée sur la respiration saccadée de la femelle. Depuis quand manquait-elle autant de souffle ? Lui répondant avec bien de la peine, la femelle laissa apparaître une légère grimace inattendue qui piqua encore plus la curiosité de Griffe Rousse. Échangeant une rapide œillade à Envol du Corbeau, il laissa transparaître une pointe d'inquiétude, ne décrochant pas son regard de celle qui ne partageait pas son sang, il laissa sa voix lui porter une attention particulière :

« Tu es sûre que ça va ? Tu veux qu'on fasse une pause ? »

Griffe Rousse semblait heureux de la situation et de la réponse de sa sœur écaille-de-tortue. C'était fou à quel point il était attentionné et à quel point le bonheur d'autrui lui tenait à cœur, jamais elle ne pourrait le remercier assez pour toute l'attention qu'il donnait à elle, au reste de la fratrie mais aussi à une grande majorité des chats du Clan du Vent.

"C’était... plutôt pas mal... en effet..."

La réponse haletante de Ruisseau de Rose déconcerta Envol de Corbeau. Sa sœur avait du mal à reprendre son souffle? Elle savait qu'elle était rapide mais ne pensait pas avoir été trop rapide pour sa demi-sœur. Et puis ce n'était pas son habitude que de ne pas réussir à réguler son souffle. Le front d'Envol de Corbeau se plissa, elle était soucieuse et la grimace que la chatte tricolore ne put retenir ne fit qu'accentuer le stress. Pourquoi essayait-elle de cacher sa douleur? Par fierté? Elle savait pourtant qu'ils pouvaient compter les uns pour les autres. Griffe Rousse et Envol de Corbeau échangèrent un regard inquiet et le matou roux et blanc prit la parole en premier :

"Tu es sûre que ça va ? Tu veux qu'on fasse une pause ?"

Son ton était quelque peu anxieux et avant de parler la guerrière inspira un coup pour reprendre son habituel calme. La panique ne servait à rien, mieux valait garder la tête froide en cas de problème, ce qu'arrivait à peu près à gérer Envol de Corbeau :

"Nous devrions effectivement faire une pause et peut-être passer voir Feuille de Trèfle? Peut-être qu'il pourra te donner quelques plantes pour te soulager si ça ne va pas mieux." Elle laissa un temps s'écoulait puis repris d'une voix plus douce et compatissante. "Tu sais ce n'est pas grave d'avoir mal, je veux dire on ne t'en voudra pas si tu nous dis que ça ne va pas..."

Elle espérait rassurer la lieutenante et lui permettre de s'exprimer sans honte sur ce qui lui arrivait.

Ruisseau de Rose sentait les regards de Griffe Rousse et d’Envol de Corbeau lui brûler le pelage. Elle tentait encore de reprendre le contrôle de sa respiration haletante, mais chaque fois que la chatte tricolore pensait avoir réussi à reprendre le dessus, une nouvelle crampe abdominale venait lui tordre le ventre et lui couper le souffle. Ruisseau de Rose n’arrivait pas à le croire. Comment se faisait-il qu’elle soit si faible? Habituellement, elle parvenait sans difficulté à égaler la vitesse de course d’Envol de Corbeau et elle était rarement aussi épuisée après une telle cavalcade dans la lande. Peut-être était-ce à cause de ce que lui avait révélé Feuille de Trèfle? pensa subitement la chatte tricolore. Ruisseau de Rose s’assied maladroitement, sa douce queue touffue repliée contre son ventre.

« J-je vais bien. J-je vous le p-promets. Et puis, c-cela ne sert à r-rien de déranger une n-nouvelle fois Feuille de Trèfle pour q-quelque chose dont il est déjà au c-courant. »

Ruisseau de Rose avait tenté de réconforter Griffe Rousse et Envol de Corbeau avec ces mots, mais elle savait pertinemment qu’ils attiseraient la curiosité des deux coureurs présents devant elle, alors la chatte tricolore poursuivait sur sa lancée afin de ne laisser aucune chance à ses camarades de chasse de poser davantage de questions.

« Je dois seulement me reposer... mais avec la dépression d’Étoile de Charbon, c’est assez compliqué... Et disons que bientôt, je ne pourrais sûrement plus assurer dans toutes les tâches autant que maintenant. »

Ruisseau de Rose reprenait son souffle peu à peu, puis lorsqu’elle se sentait mieux, la chatte tricolore croisa les regards de Griffe Rousse et d’Envol de Corbeau avec des yeux bleus aciers remplis de tendresse.

« Je vais avoir des chatons. »