Folle jeunesse (avec Griffe Rousse)

« La jeunesse est une fraction de folie. »

La journée avait été longue et laborieuse pour beaucoup. Et Griffe Rousse ne faisait pas l'exception. Pourtant, le temps semblait être passé à une vitesse folle. Il ne saurait dire pourquoi ces secondes et ces minutes où le soleil trônait coulaient ainsi comme l'eau dans la rivière alors que ces mêmes marqueurs du temps, peinaient à se relayer pendant la nuit. Alors que le soleil avait commencé sa lente descente depuis un long moment déjà, le rouquin prit pour parti de repartir chasser. Les pattes encore toute fardées de terre fraîche qu'il venait de remuer pour enterrer son précédent butin, il les étendit avant de les remettre en marche. Il était seul en terre parfaitement connue et même s'il savait le reste du groupe, dépêché pour la chasse, pas très loin, il s'accorda un léger soupir et une mine triste sur le visage. L'espace d'une seconde, il laissa toute sa peine et sa mélancolie transparaître au reste du monde. Ce même reste du monde qui semblait s'en ficher éperdument. Et peut-être avait-il raison... Peut-être avait-il raison de continuer de tourner et d'être à l'identique. Ce n'était pas la présence ou l'absence d'un seul petit être, d'un seul point dans ce vaste univers linéaire, qui changerait le cours des choses. Sa disparition avait changé son existence, pas celle du monde. Elle remettait en cause son futur, pas celui de tout le monde. Et c'était ainsi pour chaque tragique évanouissement. Laissant remonter de ses souvenirs le parfum enivrant que portait son pelage, il lui semblait le sentir de nouveau. Et en fermant les yeux, un instant, il lui sembla sentir une présence et une chaleur réconfortante à ses côtés, comme si elle était toujours là, comme si elle était venue le frôler en un moment de tendresse disparu. Il la regrettait. Malgré tout. Malgré ses erreurs. Malgré la dureté de son éducation. Malgré tout ce qu'elle avait mis en place pour l'éloigner de sa sœur adoptive avait laquelle il avait à présent noué des liens. Il ne lui en voulait pas. Comment en être autrement ? Elle voulait simplement les protéger. Elle voulait simplement ce qu'il y avait de meilleur pour ses petits. Est-ce qu'il y a quelque chose de mal à l'amour d'une mère qui croit bien faire ? 

Inspirant profondément avant d'ouvrir de nouveau les yeux, la mine déconfite et triste disparu aussi rapidement qu'elle était venue siéger sur le faciès du rouquin. Un peu de courage Griffe Rousse, se souffla-t-il intérieurement pour lui-même. Tentant de lire l'heure qu'il pouvait être en jetant un coup d’œil rapide sur la course du soleil, le Guerrier se dit qu'il avait bien le temps d'attraper autre chose avant de rentrer. Ses camarades avaient l'habitude de le voir se perdre à la tâche, ils ne s'inquiéteraient probablement pas de son entêtement et de rentrer sans lui au Camp. Notant dans un coin de sa tête l'endroit où il se trouvait et où il venait d'enterrer sa précédente proie, il repartit aussi vite qu'il s'était stoppé ici, laissant ses foulées gagner en assurance et en longueur au fur et à mesure qu'il les expiaient. Le vent soufflait à contre-sens, les bourrasques lui donnant une adversité supplémentaire à affronter, chose qu'il faisait avec une détermination implacable. Se mettant instantanément à pister les odeurs alors que ses pattes l'éloignaient progressivement de l'épicentre des terres du Clan du Vent, il les laissa faire, inconsciemment, il ne craignait certainement pas après une mauvaise rencontre en territoires libres. Les plaines balayées par le vent qu'ils connaissaient si bien ne lui offrir que très peu d'opportunités véritables, le laissant se traîner ainsi jusqu'à leurs limites, sans aiguiser ses sens plus que cela. La gueule entrouverte pour mieux percevoir encore ce monde d'odeurs, il ne mit guère longtemps à trouver quelque chose de prometteur, comme s'il fallait qu'il s'éloigne un peu du connu pour trouver gain de cause. Mettant les pattes dans un lieu foulé et pouvant l'être par tous les Clans sans exception, il ne manqua pas de repérer des odeurs plus fraîches que d'autres, décrivant les passages des uns et des autres en ces lieux empreint d'une certaine magie. Remontant rapidement et avec une assurance toute particulière la piste de ce qu'il entrevoyait déjà comme sa proie, Griffe Rousse trouva rapidement un visuel sur la bête à plumes. Silencieux, glissant littéralement, foulant à peine le sol, il se fit maître de la discrétion pour parvenir à ses fins. Le Clan du Vent avait habituellement le prestige de la course, mais s'il retomba sur le dos de ce bel oiseau, ce ne fut pas en usant d'une quelconque célérité. Le Guerrier ne laissa retomber une certaine pression qu'au moment exact où le craquement sec et sordide de la mort s'éleva. Et le calme apparent du lieu, se dématérialisa bien rapidement quand une voix s'éleva et que le vacarme annonçant la venue d'un être très peu discret se fit entendre.

Le silence ne durait qu'un temps. C'est peut-être pour cela qu'il se rendait d'autant plus appréciable dans des moments cruciaux comme celui de la chasse. Traquer, pister et attraper une proie était un art auquel le mutisme était indissociable. Plus que ça, la retenue, la délicatesse, la mesure et la discrétion devaient être les mots d'ordre pour celui qui voulait savourer sa proie fraîchement capturée. Et c'est peut-être aussi là, les qualités qui étaient les plus difficilement acquises par les jeunes chats. Non pas qu'il était impossible que jeunesse fasse silence, mais. Être capable de se concentrer un moment, de faire le vide, de ne pas ouvrir la bouche, de faire attention au moindre bourdonnement, au moindre tintement qui viendrait avertir l'animal ciblé que sa survie est en danger... Tout cela était bien difficile pour bon nombre de chatons sortant à peine de l'enfance et de la Pouponnière. Jeunesse ne rimait-elle pas avec fougue, remue et vitalité ? Qui pourrait en vouloir à un jeune chat de faire cette erreur... Griffe Rousse avait été l'un d'eux. Eh oui, il avait l'un de ces jeunes un peu turbulent ayant du mal à faire la distinction entre les jeux enfantins auxquels il jouait avec Petit Museau et l'entraînement pur et simple. Combien de lapins avait-il ainsi laissé filer ? Combien de proies perdues ? Combien de fois avait-il pu lire une pointe de déception, de désarroi et parfois d'agacement dans le regard de son mentor ? Il s'en rappelait encore. Il se rappelait encore du peu de discrétion que le Clan des Étoiles lui avait donné dans sa toute jeunesse. Ne jouait-il pas comme les autres à tomber dans un hurlement guerrier victorieux sur son frère quand il s'entraînait à ce qu'il pensait être la chasse ? Alors que les questions venaient les unes après les autres dans son esprit, les images d'une jeunesse innocente, somme toute heureuse et nostalgique lui revinrent dans un demi-sourire. Il s'était pourtant vite rattrapé. La vie l'avait vite pris sous un meilleur jour et la maturité avait fait son apparition, lui offrant l'usage de sa matière grise. Il avait vite compris que le bruit n'était pas un très bon allié et certainement pas le sien. Il avait appris à faire le vide. Il s'était fait un précieux ami, un compagnon, qui l'avait fait gagné en réussite de nombreuses fois. Un bougre qui ne le quittait plus, pour son plus grand plaisir et celle de son Clan.

Le brouhaha orchestré par ce qui semblait être une voix féline juvénile ne mit guère longtemps à se matérialiser sous le regard dérisoirement neutre du Guerrier. Réflexe purement instinctif, l'aîné posa une patte sur l'oiseau qui trônait juste devant lui. Est-ce que l'autre tenterait de lui prendre ? Lui reprocherait-il d'avoir mis les pattes en territoire conquis ? Le rouquin se savait protégé par la neutralité du lieu, il était encore bel et bien sur les terres annexes aux Quatre Chênes et n'appartenant, par conséquent, à aucun des quatre Clans. Il avait d'ailleurs compris que le nouveau venu appartenait à un autre Clan et plus précisément à celui du Tonnerre. C'était là aussi l'un des premiers réflexes qu'on avait tenté de lui inculquer dans son apprentissage. Se servir de sa truffe avant de se servir de ses cordes vocales. Il en était de même avec la cervelle qu'il fallait laisser agir en devant de la gueule. Un petit chat roux fit ainsi son entrée dans le collimateur du Guerrier du Clan du Vent. Chétif, le jeune ne semblait pas sorti de la Pouponnière depuis longtemps. Et s'il ne portait pas l'odeur caractéristique d'un autre Clan, on aurait pu même l'assimiler à un de ces chats des landes sveltes et agiles auxquels Griffe Rousse lui était rattaché. S'il ne s'attendait pas à recevoir des excuses de la part d'un si jeune matou, ni même des mots d'une sagesse qui aurait semblé décalé avec la tournure des événements, le Guerrier ne s'attendait pas à ce que le dévergondé s'adresse avec tant de familiarité et de bêtise. Le prenait-il vraiment pour un membre de son Clan ? N'avait-il donc pas le flair ou la présence d'esprit de vérifier à qui est-ce qu'il avait à faire ? Ne connaissait-il pas de visuel, au moins, toutes les trombines de ses camarades ? Griffe Rousse n'avait jamais vu ce jeune chat. Pourtant, quand il rouvrit la gueule une seconde fois, l'aîné fut plus décontenancé que la première fois, tant le jeune s'engouffrait dans sa bêtise sans même réfléchir. Impossible qu'il joue un rôle, tout démontrait une honnêteté enfantine pure, une bêtise comme beaucoup en avait fait et dans laquelle il s'empêtrait avec véhémence et avec une part d'insolence. Est-ce ainsi que les jeunes du Clan du Tonnerre apprenait à se comporter ? Ou bien était-ce un électron libre qui avait gravité trop loin de son noyau ? Ne laissant rien faire surface, la mine profondément neutre, détendant un peu ses muscles, Griffe Rousse ouvrit sa gueule pour laisser s'échapper quelques mots en un miaulement :

« Loin de moi l'envie de faire ton éducation, jeune chat, mais tu devrais apprendre à prendre les informations avant de laisser ta langue se délier. »