Petit Merle ~ VENT

C'est d'abord une boule touffue immobile et malmenée par le vent à l'horizon à qui on imaginerait volontiers une carrière respectable dans le rôle de jeune poussin tombé du nid. L'air égaré comme l'allure efflanqué, pas de doute, cette bestiole-là devra un jour s'arracher à la terre pour regagner les cieux. La terre, pourtant, elle la foule parfois: se campant sur quatre longues et rondes tiges sombres, le pas hésitant et la démarche gauche, le jeune s'élance dans ce qui semble être ses premiers essais infructueux d'envols. Cependant le ciel ne lui est pas si inconnu, il l'habite tout autant qu'il investi la terre. Frontière énigmatique, c'est ici qu'il habite, là où deux mondes se rencontrent.
De cet environnement il en tient la capacité à n'être jamais un chat plus qu'un oiseau. D'ailleurs on ne saurait tout à fait trancher: Bien qu'à peine sorti du nid et juvénile, ces pattes postérieures ont l'air déjà plus grandes que celles avants. Cette particularité lui conférera plus tard une détente au saut merveilleuse, et il sera certainement même capable de décrocher aisément les oiseaux du ciel. Mais pour l'instant, c'est surtout la démarche grotesque du canard qu'il saisit parfaitement: les genoux pliés, les pattes écartées, la queue balançant d'un côté puis de l'autre, c'est presque si on ne s'étonne pas de le voir si loin de la marre.
Bien que né le plus faible de la portée et de constitution très fragile, il semble être celui avec la croissance la plus exponentielle de la fratrie, avec son ossature massive (ses poignets et ses pattes sont déjà d'une taille remarquable) destinée à porter une musculature puissante. Mais malheureusement, le chat ne semblera jamais la développer.
Il est assez difficile de déterminer la couleur de son pelage comme il a été difficile de simplement se rendre compte de son existence. Il est sombre et vraisemblablement uni mais rare le chat avec une assez bonne vue pour apercevoir parmi le vaporeux pelage de milles couleurs de sa maman, la petite bête qui semble y vivre. Mais quelque fois et à force de persévérance, ce qu'on regarde comme les mouchetures d'Etoile de Rose, se trouvent être deux grands yeux mornes encore bleutés de leur jeune âge. Quelqu'un avait dit qu'ils étaient cuivrés peut-être or ou ambre, mais il se murmure qu'en regardant bien, on pouvait les voir tirer vers un rose-orangé assez plaisant. Mais quel drôle d'oiseau tout de même.
Pour la question de la texture et la longueur du poil, l'animal semble parfaitement adapté à son environnement: pelage mi-long sur les flancs, une queue hérissée d'un long duvet, des joues et un poitrail fournis, le tout jonché sur deux paires de pattes aux poils serrés, histoire qu'on ne remarque pas trop que maman ait quatre membre de trop, il se fond parfaitement à la robe de celle-ci.
La qualité par contre, semble médiocre (ce qui justifierait peut-être l'empreint de la fourrure maternelle): le poil nombreux mais fin ne ment pas sur la marchandise: la moindre brise le lui plaque au corps, dessinant coupablement le contour de ses maîgres muscles sur l'os puissant. Il y avait là l'avantage qu'ils étaient facilement domptables, et qu'un simple coup de langue les rendait lustrés et brillants comme les galets de la rivière, ce à quoi la meneuse-mère s'attachait beaucoup. Double inconvénient cependant; un rien de mouvement les ébranle et leur raideur donnent au jeune félin un aspect perpétuellement hérissé, gras.
Sauf ses grands yeux ronds et ternes, personne ne peut se vanter d'avoir vu son visage, après tout, les ombres n'en ont pas besoin. Mais à en juger par les minois du reste de la portée, on peut imaginer un crâne fort et lourd, un visage rond et touffu surplombé par de grandes oreilles pointues largement portées sur le côté du crâne, comme lâchées à leur propre poids. Sans oublier un nez large, long et plat.
Il était devenu l'objet d'un petit jeu pour les membres du clan, couleur, taille, espèce même,... Ils s'inventaient détectives car la mère ne sortait que peu le petit, sinon loin du clan, loin de la maladie, là-bas à l'horizon, où les êtres de deux mondes se rencontrent. Ce qui est sûr, c'est que ce petit a l'envergure d'un mystère. minimum

Bien que de jeune âge et rarement observé, son absence de présence lui en avait construit une grande parmi les guerriers: On se sentait légèrement oppressé par ce chaton qui était de surcroît celui de leur chef, était-il aujourd'hui dans le pelage de sa mère, rivant ses deux prunelles mornes sur eux, observant leurs moindres faits et gestes? La sensation de leur couleur chaude sur leur nuque était glaçante.
Ils avaient d'abord eu de la compassion pour ce petit bout réservé et fragile. Il fallait parfois plus de temps à un chaton pour atteindre assez d'autonomie, surtout quand il revenait de loin. Chacun pouvait aller à son rythme ici, dans ce lieu éternel. Mais malgré leurs efforts de communication, d’interaction, il ne réagissait jamais, simplement posant son regard clair sur les mots. C'était tout bonnement malaisant à la longue.
Il n'était pas méchant, il n'avait jamais rien fait de méchant, il n'avait d'ailleurs jamais rien fait du tout. Il était comme le prolongement de sa mère, l'ombre silencieuse de ses paroles, de ses mouvements, perfectionnée au point qu'il se trouvait toujours du côté où le soleil n'y était pas. Si bien qu'on finit par le surnommer "l'Ombre", loin des oreilles de la vénérable reine, évidemment.
Quand on l'observait durant ses rares sorties, que ses pattes, ses oreilles, ses yeux, ses moustaches sentaient pour eux-même, il restait immobile, ne sachant trop quoi faire de ce corps encombrant et finissant par retourner d'une démarche gauche près de la chaleur maternante de sa tendre mère. Il ne semblait pas très futé, il marchait mal comparé à ses quatre frères et soeurs, on ne lui avait connu aucun miaulement car il ne prononçait que quelques mots tout bas et d'un murmure enroué comme pour la première fois utilisé. Parfois tout de même, il chantonnait quelques airs, les yeux perdus parmi les nuages. Il laissait traîner sa longue queue hérissée au sol, le dos vouté, pattes arrières obligent. Il ne semblait pas non plus faire sa toilette tout seul puisque lorsque sa mère s'absentait pour l'assemblée, il se retrouva au bout d'une seule nuit avec une pelisse en bataille et crasseuse: pour un chat avec une fourrure un peu plus longue que la moyenne et aussi indisciplinée, il était très fâcheux qu'il ne sache pas bien faire sa toilette.
Il semblait un peu brouillon, un peu perdu, un chaton banal en soi. Il aimait même bien s'amuser, à ceci près que ses jeux n'étaient pas très conventionnels, au lieu de déchiqueter les nids, d'harceler les anciens, d'embêter ses frères et soeurs comme eux s'en donnaient à coeur joie, il collectionnait tout pleins d'objets, généralement il les courtisait du regard toute la journée, n'osant consciemment s'afficher devant les yeux du clan déjà trop tournés vers lui, à son goût. Il attendait sagement ou prétextait une envie soudaine (raison qui nécessitait encore la présence d'un adulte pour un si jeune chat) d'aller si-là pour que sa douce mère empreinte inconsciemment le chemin de l'objet désiré et qu'il le récupère, discrètement.
Donnez lui une boule de mousse, il ne saurait quoi en faire. Il n'avait pas l'intuition des choses. Avait l'air de réfléchir sur chacun de ses moindres mouvements de moustache, était pris de frisson d'angoisse au moindre échec, nouveauté. Il avait peur du soleil. Peur que des fourmis lui rentre dans le nez. Peur que la petite tâche blanche sur sa poitrine envahisse tout son corps. Peur d'entacher l'image de sa mère. Peur de manger de la neige jaune en bonne saison. Peur que sa mère l'abandonne comme leur père, ne soit pas fière de lui. Peur de ne pas avoir de père. Peur de mourir et surtout peur de vivre.
Il préférait éviter ses frères et soeurs mais semblait apprécier leur présence. Une fois, on l'avait même vu dans le pelage de Petit Éclat, sa soeur réservée, qui voulait lui montrer quelque chose de très important à cet âge: une colonie de fourmis. Ensemble, galvanisés par l'apparence innocente des petites bêtes, ils s'étaient même beaucoup amusés, cris surexcités comme preuve, à creuser dedans et goûter à leur oeufs... Jusqu'à que lançant leur offensive, elles leur grimpent jusqu'au museau toute mandibule ouverte. Il s'était figé d'un coup, horrifié, avait fait volte-face et s'était dirigé d'un pas tendu vers sa mère, lentement, tête haute, yeux écarquillés, pendant que sa soeur hurlait de panique en courant partout.
En relativisant, on pouvait dire qu'il semblait curieux et observateur. Seulement touché par quelque malédiction de la maladresse sociale et émotive par on ne sait quelle fée diabolique.
Toucher l'enfant de la meneuse, c'était osé.

Avec ses sœurs Petit Éclat et Petite Plume, ses frères Petit Safran et Petit Loir, Petit Merle partage comme ascendance la grande Etoile de Rose. Reine des plateaux tout comme reine par leur naissance, Petit Merle comme aucun de ses camarades de litière, ne semblent encore saisir pour autant l'opportunité ni le fardeau que ces deux facettes pourraient leur apporter... Ou leur enlever.

Cependant, ce qui est clair dans leur esprit est que les Rois et Reines du Clan du Vent, qui ont leur cœur comme leurs terres au plus prêts du Clan des Etoiles, plus que n'importe quel autre tribu, sont bénis par eux.

Même, les grands félins d'autre fois se muent en grand oiseau pour descendre rencontrer leurs amis: si haut perchés sur les plateaux, il n'y a que quelques bourrasques pour les différencier. C'est source sure; Petit Merle le sait, c'est Petit Safran qui l'a entendu d'un ancien.

De ce fait, et du haut de son jeune âge, Petit Merle l'a découvert: Ils sont les enfants d'un oiseau. Sinon, où serait leur père? Tous les chatons du clan reçoivent l'affection d'un père, sauf ce petit-là, sa mère dit que son père fait désormais parti du Clan des Etoiles, qu'il est un grand guerrier mais qu'il est trop occupé pour s'occuper de son chaton. C'est qu'il doit avoir un haut rang, ce papa-là. Mais Petit Merle le sait, son papa à lui, il le surveille quand-même: Parfois il remarque ce grand volatile noir au grand bec épais qui plane gracieusement au dessus du camp en scandant de long rugissement désagréable. Il ne comprend pas, mais de toute façon Petit Merle le sait aussi, il ne comprend pas grand chose tout court.
Parfois même, le grand oiseau vient accompagné, dans de grands vols de "saletés de corbeaux" comme les appelle leur guérisseur qui interpellent des guerriers en miaulant: "ils sont attirés par l'odeur de la mort, il faut vite camoufler nos malades, ils sont de plus en plus hardis, il ne faudrait pas qu'ils voient dans les chatons des proies faciles.", mais le chaton ébène sait que c'est pour lui qu'il est là et qu'il ne fait que lui montrer l'étendu de l'amour qu'il a pour sa fratrie et lui. Mais il ne pipera pas mot, l'amour entre les chats et les oiseaux -en réalité le Clan des Etoiles- ne semble pas le bienvenue, il l'a vu à l'expression de sa maman, lorsqu'elle répondait aux questions de leur guérisseur sur l'ascendance de sa portée.

Qu'est-ce qu'il aime sa maman, jamais il ne lui ferait de tord.