« Chaque vie est une nouvelle fleur. » — Chatons d’Étoile de Rose

Étoile de Rose se réveilla avec une douleur lancinante dans son ventre. Elle ouvra rapidement les yeux et tourna la tête vers son flanc rebondit. Celui-ci s’agitait étrangement et lui procurait une douleur insupportable qui lui coupait à chaque fois le souffle. Ils arrivent... mes chatons! pensa la meneuse tricolore en laissant échapper un cri de douleur. Feuille de Trèfle... Étoile de Rose ouvra la gueule pour appeler à l’aide, mais aucun son n’en sortait. C’est alors que la panique s’installa en elle — incapable de demander l’assistance du guérisseur ni même le secours de l’un de ses camarades, la meneuse tricolore devait rapidement trouver un moyen ou elle devrait mettre au monde ses chatons toute seule... En premier lieu, Étoile de Rose essaya de se dresser sur ses quatre pattes, mais c’était peine perdue — ses membres étaient complètement paralysés par la douleur, et son angoisse grandissante n’arrangeait rien. La meneuse tricolore se laissa alors retomber sur son nid de plumes et de bruyères, et elle tenta de contrôler le rythme de sa respiration pour qu’il redevienne lent et léger. Cependant, c’était une mission impossible car chaque coup donné dans son abdomen continuait de lui couper le souffle, et bientôt la douleur étant tellement forte que sa tête alla frapper le sol et tout son corps se crispa. Soudain, Étoile de Rose sentait paquet chaud et humide glisser entre ses pattes arrières, puis la douleur diminua. Elle releva aussitôt la tête, ivre de douleur, et aperçue une boule de poils trempée sous sa queue. La meneuse tricolore la tira vers elle du revers d’une patte et elle commença à le lécher vigoureusement quand une seconde crampe abdominale l’interrompt.

[...]

Étoile de Rose regardait tendrement les cinq petites boules de poils se presser contre son giron pour téter. Elle ne savait pas encore par quel miracle elle avait réussi à leur donner naissances sans y laisser la vie, mais la meneuse tricolore était extrêmement épuisée — épuisée, mais heureuse. La douleur avait laissé place à la joie, et la peur à l’amour. Étoile de Rose osait à peine bouger de peur de déranger les petits êtres fragiles qui se nourrissaient paisiblement auprès d’elle. Il ne lui restait plus qu’à les nommer, mais la meneuse tricolore était d’avis que cela pouvait attendre encore un peu. Elle voulait d’abord profiter pleinement du calme après la tempête...

La nuit était paisible. Les yeux rivés sur le ciel, le matou contemplait l'immensité de la voûte argentée. En proie à une insomnie, phénomène qui se répétait inlassablement et un peu trop continuellement ces dernières lunes, il pouvait parfois trouver le temps long. Voir ainsi s'écouler les secondes, s’évanouir les minutes et voir ainsi langoureusement défiler les heures pouvait avoir son lot de déplaisir. Pour autant, il y aurait presque pris goût. Au-delà de la très nette sensation de fatigue qui irradiait toute son enveloppe charnelle au matin, son esprit trouvait une forme de quiétude et de repos relative. Il n'y avait nulle agitation, nulle étude ou savant devoir à réaliser lorsque la vie était en proie au sommeil nocturne. Rien qui n'avait à voir de près ou de loin à ce qu'il subissait s'il arrivait à trouver une forme de somnolence. Comme un vieux disque rayé, le même scénario, les mêmes images, le même goût âcre de bile qui envahissait son palais, le même étau qui lui resserrait le cœur et l'âme, se répétait, le laissant en proie à des terreurs nocturnes qui n'avaient pourtant plus lieu d'être. Il avait longtemps été dans le déni. Pendant un long moment, trop long pour lui comme pour certainement beaucoup d'autres, il avait vécu dans le passé, vivant ainsi ce deuil à sa manière. Il y a t-il une autre façon de le vivre ? Il y a-t-il un scénario biblique à respecter pour rester dans les normes et le courant ordinaire de pensées ? Une façon de se comporter pour surmonter au mieux cette épreuve ? Est-il possible de passer outre ? Qui peut prétendre être passé à autre chose sans l'ombre d'une émotion de tristesse ? Qui peut oser dire haut et fort qu'il n'a pas ressenti cette marque, cette plaie béante fendre littéralement l'âme et le cœur en deux ? Aujourd'hui, tout cela cicatrisait. À un rythme que certains pourraient bien juger inapproprié. Trop hâtivement pour les uns, trop lentement pour d'autres. Cela ne faisait rien. Cela n'avait tout bonnement aucune espèce d'importance aux yeux du Guerrier qui faisait au mieux avec les armes qu'on lui avaient laissés là pour se défendre.

Jour après jour, le fil de la vie l'aidait à tricoter les deux pièces de son cœur. Minutes après minutes, il se relevait. Cela n'avait rien de fulgurant. Il s'en moquait bien éperdument. Il avait tout son temps pour retrouver le droit chemin. Tout son temps pour retrouver celui qu'il avait été, si tenté que c'était encore son souhait. Il avait pleinement conscience que demain ne serait plus jamais pareil. Le passé devait être enterré. Il ne le renierait pas. Comment le pourrait-il ? Il vivrait simplement avec le laissant pour ce qu'il était. Cette épreuve, comme bien d'autre, le ferait grandir. S'il n'était pas au plus haut, il allait reprendre du galon. Après tout, le soleil ne se cache-t-il pas derrière les nuages ? Le beau temps ne revient-il pas après la tempête ? Il en était certain. Le vent finirait par tourner. Lui finirait par se relever. Et le Clan tout entier avec. Ce fichu mal n'aurait pas raison du Clan du Vent. Il n'aurait raison d'aucuns des quatre Clans d'ailleurs. Bien avant lui, des épidémies certainement plus véhémente que celle-ci avait vu le jour et les félins des Clans étaient toujours là. Plus que jamais, la vie allait reprendre son droit sur la mort. Griffe Rousse en était persuadé. Laissant le début d'un rictus poindre sur ses babines au moment où il lui sembla voir un de ces astres célestes briller plus qu'un autre, le rouquin fut sorti de ses songes par un cri de douleur étouffé. Retombant en un bond agile et expéditif sur ses quatre pattes, il chercha bien rapidement l'origine de ce dernier. L'avait-il rêvé ? Il y avait-il vraiment un de ses camarades qui avait besoin d'aide ? Le poil ébouriffé face à la potentielle menace, il lança un vif regard circulaire tout autour de lui. Inquiet et troublé, son museau ne le renseigna pas sur la nature du danger, qui guettait peut-être tapi dans l'ombre un souffle félin. Finalement poussé par l'inquiétude et une étrange sensation, le rouquin se lança dans le recensement des uns et des autres, avant de s'édifier devant la folie qui lui avait fait oublier un bref instant, la naissance imminente des petits d'Étoile de Rose. Arrivant à son chevet alors que la Reine léchait frénétiquement une première boule de poils, il tenta de se rendre profitable connivent pour les prochaines vies qui prirent leur premier souffle ce jour-là.

Étoile de Rose quitta un instant ses précieux chatons du regard, relevant la tête, et posa ses yeux bleus acier avec gratitude sur le guerrier bicolore qui se tenait non loin d’elle.

« Merci infiniment Griffe Rousse... » miaula la meneuse tricolore d’une voix rauque, empreinte de fatigue, mais aussi d’une immense reconnaissance.

Sans l’intervention de son frère adoptif, Étoile de Rose n’osait même pas imaginer ce qui aurait pu se produire. Peut-être aurait-elle abandonné, à bout de force et d’espoir. Elle aurait pu mourir ou encore pire, ses petits auraient rejoint le Clan des Étoiles beaucoup trop tôt. La meneuse ne voulait même pas y penser. Elle réprimanda un frisson, puis lécha la tête du petit mâle anthracite en guise de réconfort. Soudain, son cœur se serra comme une patte dans sa poitrine. Le chaton était le portrait craché de son père! La même robustesse et les mêmes plumets aux bouts des oreilles, seule la couleur du pelage était beaucoup plus sombre. Étoile de Rose commença à paniquer. Et si ses camarades de Clan réussissaient à identifier son compagnon par le simple physique de ses chatons? Non, se dit-elle en reprenant son calme habituel, cela n’arrivera pas. La meneuse tricolore décida donc de rejeter la faute sur un solitaire imaginaire afin de protéger les membres de sa nouvelle famille, mais aussi son Clan, le Clan du Vent, d’une vérité qui pourrait aisément les divisés — et ce n’était clairement pas le moment avec la mort qui rode...